Ma première émeute

Le 8 décembre 2018 j’ai participé à la quatrième journée de mobilisation des gilets jaunes. Je n’étais pas du tout préparé à ce qui allait se passer, et j’ai envie d’en parler.

Les images des lycéens humiliés par la police à Mantes-la-jolie le 6 décembre m’ont tellement révoltées que j’ai eu besoin de faire quelque chose. Je suivais le mouvement des gilets jaunes de loin depuis quelques semaines, avec une sympathie grandissante, et quand j’ai vu qu’un cortège était organisé par des organisations de gauche pour les rejoindre, j’ai décidé d’y aller.

Je pensais participer à une manifestation. C’est là que je me suis trompé lourdement.

J’ai fait quelques manifs dans ma vie, mais ça commence à faire longtemps et ce n’était pas à Paris. Comme beaucoup de lycéens j’ai bloqué des ronds points. J’ai manifesté pour le premier mai. J’ai été profondément marqué par le mouvement contre le CPE en 2006: pendant des mois, nous avons bloqué notre fac, gardé des péages d’autoroute ouverts, empeché des trains de passer. Et on a gagné.

Tout ça s’est passé dans la Sarthe. Depuis que j’habite dans la capitale je me suis un peu éloigné de tout ça, je n’ai pas vraiment manifesté contre la loi travail et j’ai eu plusieurs flemmes de premier mai.

Le 7 décembre au soir, je réalise que je ne me suis jamais fait gazer. Je lis des comptes rendus de manif depuis quelques années, et je sais que c’est devenu une normalité, mais je ne l’ai jamais vécu. Dans tout ce que je vais vous raconter, mon inexpérience est évidente, j’ai découvert d’un coup ce que ça veut dire de participer à un mouvement social en 2018 à Paris. Ça pique.

À 10h je me retrouve sur le parvis de la gare Saint Lazare dans une ambiance familière. Des organisations syndicales, des banderoles, des tracts, et cette bonhomie habituelle des gens de gauche en action et contents d’être ensemble. Il y a quand même une question, que je pose autour de moi: “Où va la manif?”. Personne n’en sait rien.

Quand le cortège se met en mouvement, il est tout de suite dirigé dans de toute petites rues commerçantes. C’est étrange. Être bloqués à 2000 dans une rue de 4 mètres de large, c’est vite inquiétant. Quelqu’un découvre un passage sur le côté qui permet de sortir de cette rue, et je bouge avec eux.

50 mètres plus loin, on débouche sur une avenue, et on se retrouve encerclés. Une petite nasse, on est 150 entourés par une cinquantaine de CRS en tenue de guerre, et on va rester là une demi-heure. Il y a des lycéens, des vieux, quelques gilets jaunes. Personne ne casse rien et personne ne comprend vraiment ce qu’on fait là.

C’est là que je rencontre mes futurs acolytes. Deux mecs qui viennent de l’Yonne et qui s’appellent tous les deux Kévin, et Molly, une étudiante anglaise à Paris depuis trois mois. La veille j’ai lu une liste de conseils pour les manifestants, qui encourageait à ne pas rester seul. L’amie avec qui j’étais censé être n’est pas venue, je me retrouve seul, et je n’aime pas ça. Je suis donc ravi de constituer un groupe, maintenant on est quatre. J’ai beau être le plus vieux de la bande, ils ont tous plus d’expérience que moi et ils m’ont beaucoup appris.

Une demi-heure plus tard on est libérés (je ne sais d’ailleurs pas vraiment ce qu’on avait fait de mal, apparement ce n’est pas le sujet), et on commence à marcher dans les beaux quartiers de Paris déserts, sur un chemin balisé par des grappes de CRS.

Ce trajet nous amène sur l’avenue de Friedland, qui débouche sur l’Arc de triomphe et donc sur les Champs-Élysées. Nous sommes des milliers à avoir été rabattu à cet endroit, et on avance vers l’Arc de triomphe.

On marche jusqu’à se faire charger et gazer. Je ne sais pas ce qui s’est passé devant, je sais juste qu’on a pris avec les autres. Première panique, premier mouvement de foule. En regardant derrière nous on réalise qu’un groupe de CRS s’est positionné en bas de l’avenue, on est donc encerclés à nouveau.

Alors que je suis en train de découvrir la sensation du gaz lacrymo, je rencontre des street medics. Des étudiants en médecine ou des secouristes qui sont là pour soigner ceux qui ont besoin. Des anges. Je prends donc un spray d’anti-acide dans les yeux, et ça va mieux. Ils distribuent aussi de petites fioles de sérum physiologique, utiles pour se laver les yeux des gaz.

Au cours de cette première charge, le groupe s’agrandit, on récupère Jeanne, une parisienne venue faire des photos et visiblement paniquée. Le groupe rassure, on se soutient et on se cherche après chaque charge.

La tension monte. On se sent traités comme des animaux. Des milliers de personnes encerclées et gazées, qui commencent à s’énerver. Et quand quelqu’un casse un premier truc, personne ne cherche à l’en empêcher.

Une phrase que j’ai répétée plusieurs fois, hébété: “Ce n’est pas une manif.” C’est une émeute. Nous ne sommes pas en train de parler du sujet qui nous mobilise, ou de chercher des solutions. On pense à notre survie et on ne parle que de la police. Je n’étais pas venu pour ça, mais je me retrouve dans une ambiance de guerre.

Nous avons cherché à esquiver les combats et les gaz, et nous avons avancé dans une petite rue pour voir si on pouvait se rapprocher des Champs-Élysées, ce qui était toujours notre but. Sans surprise, en prenant un tournant, on tombe sur eux:

Quelques minutes plus tard, une bagarre éclate: une quinzaine d’antifas casse la gueule à deux gilets jaunes fachistes, avec l’approbation silencieuse de tous les temoins. Un des antifas prend la peine de crier “C’est des fachos” pour se justifier, mais personne ne les défends. J’ai parlé à tout ceux que j’ai croisé, je n’ai pas entendu un propos raciste.

C’est à ce moment là qu’on a perdu les deux Kevin. Ils étaient plus énervés que nous, et je pense qu’on les freinait. J’imagine qu’ils sont allé essayer de forcer le passage vers les Champs-Élysées, j’espère qu’ils vont bien.

La situation, déjà tendue, commence à dégénérer. Quelqu’un met le feu à une voiture et pousse deux scooters dans le feu. Les pompiers arrivent, applaudis par la foule, qui en grande majorité préfère les feux éteints.

On monte dans un square pour essayer d’avoir une vue d’ensemble et s’extraire de la situation. La photo suivante montre ce qui m’a fait le plus mal au cœur dans cette journée bien dégueulasse. Les fumées toxiques de la voiture qui brûle sont en train de recouvrir l’immeuble, et deux étages en partant du haut, sur la droite, on peut voir une tache grise: c’est une vieille dame en robe de chambre, et à ce moment là, sa baie vitrée est ouverte. Elle se sera fait gazer deux fois, par les émeutiers et la police. Une victime totale, qui n’a pas bougé de son salon.

On cherche à bouger, à s’éloigner un peu. On fuit le square, terrifiés à l’idée de se faire coincer là par des CRS. On arrive sur une avenue plus calme, et on profite d’une pause, assis sur un banc avec trois marseillais-es venus pour l’occasion et un street medic. Tout le monde est atterré par ce qui se passe. On parle des ados blessés, certains évoquent leurs enfants avec les dents serrées, promettent de tout brûler si un jour un CRS les frappe. On fait tourner du sérum phy.

Au loin, sur l’avenue, on voit de plus en plus de gilets jaunes, qui se rapprochent, et derrière eux, des CRS, qui les chargent. Fin de la pause, on reprend la fuite. Au cours de cette errance dans des petites rues, j’ai vu une image qui va rester: un CRS qui braque son flashball sur moi. Enfin sur tout le monde, mais voir le canon d’une arme braqué sur moi, c’est une première.

À 15h30 je lâche l’affaire et je rentre chez moi.

Avant d’arriver chez moi, je suis allé manger un kebab dans mon quartier, et je me suis retrouvé devant BFM TV. Une belle ironie, un peu plus tôt j’ai entendu quelqu’un lancer “va regarder BFM TV” comme la pire des insultes. J’ai vu des intervenants, sur un plateau, se féliciter de l’action de la police. Ecœurement total.

En ce moment on entends parler de ces personnes radicalisées rapidement, rendues violentes par la violence policière. Classe moyenne ou populaire, sans histoire, qui se retrouvent au tribunal parce qu’ils ont pété un plomb encerclés par des CRS.

Je n’ai rien cassé, rien brûlé, et je ne pense pas que ça arrivera un jour.

Mais maintenant je les comprends. J’ai vu 5% des gens casser des choses, et j’ai vu la police traiter tout le monde comme des casseurs. Aucune distinction, on nasse, on gaze, on charge. Si tu es dans cette rue à ce moment là, apparemment tu mérites tout ça.

Tout ça est normal à notre époque, c’est ça un mouvement social en 2018 en France.

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