Twitter avec les pieds

C’est une histoire un peu étrange. Au mois de décembre dernier, j’ai codé un bot Twitter qui retweete tous les messages contenant le mot “pied”. C’était un test technique, qui est devenu intéressant en lui-même. Je n’ai rien vu venir.

Ce robot m’a emmené très loin et je vais tout vous raconter. Il va y avoir des gilets jaunes, de la K-pop et des scandales, de la violence, du sexe, de la politique et des oiseaux. Vous n’avez pas idée.

Le point de départ, c’est une connaissance qui fait un appel sur Twitter pour trouver quelqu’un capable de développer un bot. Son besoin : un compte qui retweete automatiquement tous les messages contenant un certain hashtag1.

Avant de lui dire que je pouvais le faire, j’ai voulu vérifier que j’en étais capable. Pour faire un test j’ai dû choisir un mot, et c’est tombé sur “pied”. Pour le jeu de mots “pied bot”. Hum.

Après quelques recherches et un peu de code2, j’ai mis en ligne Pied Bot, et il a retweeté son premier message, celui-ci:

C’est un tweet en espagnol qui parle d’un groupe coréen.

Je n’ai pas réalisé immédiatement. J’ai proposé à mon amie de coder son bot, et quelques heures plus tard il était en ligne. Dans nos échanges, je lui ai dit ceci : “Il va falloir que j’arrête de suivre mon bot sur les pieds, il me spamme.” On a bien rigolé. Je ne l’ai pas fait.

J’ai oublié ce robot un temps. L’intérêt est venu par petites touches, chaque fois que j’ouvrais Twitter, il me faisait une surprise. J’ai fini par être fasciné. Le mot pied n’a rien d’intéressant, c’est Twitter qui est plein de ressources.

J’ai créé mon compte en décembre 2008. À l’époque j’étais journaliste web, et avoir une présence sur Twitter était une obligation. Je n’ai jamais fourni beaucoup d’efforts. Jamais eu assez de followers pour lancer des conversations en tweetant. J’ai toujours été un utilisateur fantôme, du genre qui lit mais qui tweete peu. Jusqu’à perdre tout intérêt.

Récemment j’ai voulu m’éloigner de Facebook. J’ai vite réalisé que j’avais besoin d’une dose de flux. Lire un fil d’actualité, c’est une habitude tenace, et je suis alors revenu sur Twitter avec une demi-motivation. Jusqu’à ce que Pied Bot m’apporte de l’aléatoire. Une impression de folie. Des surprises, tous les jours !

Trois mois et demi après l’avoir codé, j’étais toujours un follower de Pied Bot. L’envie de raconter tout ça est arrivée et ce post de blog est devenu un projet. J’ai téléchargé l’archive complète du compte, de sa création le 17/12/2018 au 25/03/2019, un total de 10 844 retweets. J’ai sélectionné 492 messages comme matière première pour ce post, et j’ai fini par en utiliser 383.

Écrire ce texte a été plus compliqué que prévu. La matière première est tellement foisonnante, tellement chaotique, que toute mes tentatives d’organisation ou de classement ont lamentablement échouées. J’ai voulu faire une analyse de contenu un peu rigoureuse, je me suis perdu et j’ai laissé tombé. J’ai été tenté par une analyse statistique, un mini data-mining avec des scripts et l’API de Twitter en support. Pas mieux.

J’ai décidé d’embrasser la nature WTF de Twitter. De lâcher prise et d’arrêter d’essayer de tout mettre dans des cases. Ça a été l’occasion de réaliser certaines de mes limites : j’aime bien écrire avec un plan, une structure bien définie. Ce sujet m’en empêche, très bien, j’assume, c’est parti.

Je n’ai pas imaginé grand chose en codant ce bot, mais ce qui peut sembler logique, c’est de voir des gens parler de leurs pieds. C’est ça le micro-blogging après tout, raconter sa vie en public. Mais Twitter ne s’est jamais vraiment limité à ça, et même si j’en ai trouvé un peu, j’ai constaté que personne ne s’intéresse vraiment à ses propres pieds.

C’est quand même étrange qu’il y ait un angle mort à ce point là, on néglige des organes qui nous portent tous les jours. Bref. Il n’existe apparement qu’une seule raison pour twitter sur ses pieds : la douleur.

Si ça n’était pas déjà clair, les pieds, ce n’est pas vraiment le sujet. Suivre Pied Bot, c’est surtout jouer à “où est Charlie” avec les lettres p i e d, présentes dans des dizaines d’expressions de la langue française.

Seulement voilà : “pied” est aussi un mot anglais. Par example, “to be pied”, c’est se faire entarter. Apparemment, dans des écoles américaines et anglaises, il arrive de récompenser les élèves qui ont rapporté le plus d’argent dans une levée de fond en les laissant entarter leur prof ou leur proviseur.

C’est comme ça que des oiseaux sont apparus dans ma timeline. “Pied”, c’est la traduction anglaise pour “Pie”, et ça peut également vouloir dire “tacheté” ou “bigarré”. Et dans le monde entier, des passionnés observent des oiseaux, les prennent en photos et partagent le résultat sur Twitter.

Au cours de mon premier voyage en Irlande, j’ai rencontré quelqu’un qui se définissait comme un “birdwatcher”. Observer des oiseaux comme occupation principale. Parmi tous les hippies que j’ai pu croiser dans ma vie, ceux là sont particulièrement adorables, et ça m’a fait plaisir de les retrouver.

Ces enfants qui entartent et ces oiseaux apportent une douceur très agréable, Twitter restant un environnement très violent. Les habitués le savent : sur ce réseau les gens s’insultent, se menacent, se harcèlent. Cette ambiance d’agression permanente est épuisante.

Twitter est un champ de bataille. Je m’intéresse à la politique, je sais apprécier un bon débat. Mais dans le format d’un tweet tout a tendance à devenir un clash. Les arguments peuvent voler très bas, et l’insulte apparaît vite.

Un des combats qui m’intéresse est celui contre le sexisme, et via Twitter j’ai pu lire des textes pasionnants, des témoignages qui ont changés ma vision du monde. Mais bon, c’est Twitter, la violence revient très facilement.

L’époque que nous vivons n’arrange rien. Sur la période entre décembre et mars, les gilets jaunes ont secoué le pouvoir en France. La répression a été brutale4, la réaction des manifestants également. Explosion de violence dans les rues, avec des forcément des centaines de témoignages sur Twitter.

Un compte est ressorti du chaos : celui de David Dufresne. Ce journaliste recense les plaintes déposées suite à des violences policières, et entre les coups de pied au visage et les pieds explosés par des grenades, il est largement le compte le plus souvent retweeté par Pied Bot. Tristesse.

Dans ce flux d’agressions, les photos d’oiseaux font réellement du bien, c’est d’ailleurs le moment d’en reprendre une petite dose.

Parmi toutes les expressions contenant le mot pied, certaines ressortent plus que d’autres, et en français, la star c’est clairement “mise à pied”. Coïncidence de l’actualité, plusieurs scandales ont provoqués des mises à pied entre décembre 2018 et mars 2019. Il y a eu la Ligue du LOL, ce groupe de journalistes qui a subi dix ans plus tard les conséquences de campagnes de harcèlement organisées sur Twitter.

Peu de temps après, une employée d’Etam a été mise à pied après avoir refusé d’embaucher une jeune femme qui portait le voile. Le genre d’histoire qui excite l’extrème droite, très présente sur Twitter.

Cette histoire a fait écho à un autre scandale navrant, celui du “hijab de Décathlon”, en février. La chaîne de magasin a décidé de mettre en vente un voile adapté à la course à pied, et a dû renoncer suite à des menaces sur ses employés.

Si cette affaire a fait autant de bruit, c’est notamment parce que des responsables politiques de premier plan s’en sont mélés, ici Aurore Bergé, porte-parole d’En Marche.

Chacune de ces affaires a donné lieu a des échanges d’insultes entre utilisateurs de Twitter. Ce côté cour de récréation sans surveillant peut être particulièrement fatiguant, mais ceux qui y participent donnent l’impression d’aimer ça. Je serais partant pour en parler avec quelqu’un de concerné.

En anglais, l’expression dominante de l’hiver 2018/2019 contenant le mot pied, c’est “pied piper”. Elle fait référence à un conte de Grimm, le joueur de flûte de Hamelin. Un joueur de flûte/dératiseur se fait recruter par une ville allemande pour qu’il la débarasse des rats qui y pullulent. Ce mystérieux individu attire tous les rongeurs en dehors de la ville en les hypnotisant avec un air de flûte, mais quand il revient pour se faire payer, les habitants refusent et le chassent à coup de pierres. Pour se venger, il revient quelques jours plus tard et cette fois il hypnotise tous les enfants de la ville, qui disparaissent pour toujours. Les contes allemands, l’horreur racontée aux enfants.

Quel rapport ? En janvier 2019, Wikileaks a publié des documents internes de la campagne d’Hillary Clinton en 2016, qui montrent que son équipe a cherché à soutenir secrètement Donald Trump lors des primaires républicaines. L’idée, c’est qu’il allait attirer son parti vers la droite, tel le joueur de flûte, ce qui aurait dû faciliter la victoire de Clinton. Un échec lamentable au final pour ce qui est aujourd’hui connu comme “the Pied Piper strategy”.

C’est une stratégie très courante, en France le PS, l’UMP et En Marche ont fait la même chose avec le Front National. Mais les américains n’avaient pas eu de raison de cracher sur Hillary Clinton depuis lontemps, et apparement ça leur avait manqué.

Un autre scandale a éclaté au même moment, à la sortie du documentaire Surviving R.Kelly. Ce chanteur de R&B (oui, celui-là), y est accusé de détournement de mineurs.

Le premier épisode du documentaire est intitulé “The Pied Piper of R&B”, apparement R. Kelly s’était lui-même donné ce surnom. Une référence à conte dans lequel un adulte attire des enfants pour les tuer… Le procès de R. Kelly est en cours, il est accusé d’abus sexuel aggravé par 10 femmes et il risque jusqu’à 70 ans de prison.

C’est un moment aussi bon qu’un autre pour une nouvelle pause ornythologie.

L’expression “Pied Piper” est étonnamment présente, en France personne ne s’intéresse au joueur de flûte de Hamelin, on connaît vaguement le conte mais rien de plus. Il existe quand même un groupe de personnes qui connaît très bien l’expression, en version anglaise : les fans de BTS.

BTS est un boys band coréen qui a vendu 15 millions d’albums et qui est suivi par 19 millions de personnes sur son compte Twitter officiel. Jamais entendu parler. En 2017, ils ont sorti une chanson intitulée “Pied Piper”:

Le groupe parle à ses fans pour leur demander de se calmer un peu et de travailler en classe. Extrait:

“Arrête de regarder et commence à réviser pour ton examen
Tes parents et ton patron me haïssent
Toutes les vidéos que tu as visionnées (…)
Je sais que tu les aimes, que peux-tu y faire ?
Arrête, tu peux théoriser ce clip-vidéo plus tard
De toute façon, tu as déjà beaucoup de photos de moi dans ta chambre
Ce n’est pas seulement une heure, mais une année qui va disparaitre”

Les fans adorent. Cette chanson leur permet de faire de l’auto-dérision, et les membres du groupes l’utilisent régulièrement pour se moquer de leurs fans. Méta foutage de gueule dans tous les sens. Dans cette vidéo, un des leaders tchatte avec des fans, et quand certains lui disent qu’ils sont en classe, forcément, il commence à chanter Pied Pier.

Ce qui est fou avec BTS, c’est à quel point leur succès est mondial. Cette chanson, pas forcément récente ni la plus connue, apparaît dans une quantité de tweets impressionnante. Je n’ai pas fait de statistiques, mais j’estime qu’environ 20% de tout ce que retweete Pied Bot a un lien avec cette chanson.

J’ai créé un bot à partir d’un jeu de mots français, et je me retrouve à découvrir des alphabets. Avec cette chanson BTS m’a fait voyager, certainement la plus grande claque de cette histoire.

Il reste une dernière surprise dont je dois vous parler. Via l’expression “prendre son pied”, j’ai découvert le porno amateur sur Twitter.

Je n’ai malheureusement pas d’example à vous montrer, les comptes en question ont été suspendus. Quand je les ai trouvé, Tumblr venait de décider d’interdire le porno sur sa plateforme, et une partie de cette communauté a débarqué sur Twitter. Apparement, elle n’a pas été la bienvenue. Si quelqu’un a suivi cette histoire je suis curieux. Celles qui sont restées sont les moins explicites, j’ai notamment trouvé beaucoup de dominatrices.

Les fétichistes des pieds sont bien sûr présents, et visiblement prêts à acheter des photos de pieds.

Il y a une pratique dont je n’avais pas idée : l’envie de se prendre un coup de pied dans les couilles avec des Doc Martens. Il y a beaucoup de demandes, là on voit un mec qui utilise CuriousCat (un service pour poser des questions anonymement) pour envoyer exactement le même message à plusieurs jeunes filles. Avec des résultats inégaux.


Et sur cette petite pointe de violence sexy, j’ai fini de vous décrire les grandes lignes des trois premiers mois de Pied Bot. It’s been a wild ride.

Je me suis laissé emporté par ce tourbillon de WTF avec beaucoup de plaisir. J’ai eu l’impression de voyager dans le temps, de retrouver un internet plus sauvage.

On s’est accoutumés à être maternés par des intelligences artificielles perfectionnées et en progrès constant, qui sélectionnent le contenu à notre place. Propre, lisse, marketé spécifiquement pour nous.

Mon bot, avec ses 25 lignes de code, est totalement stupide et apporte du contenu aléatoire. La sérendipité sous une forme plus pure, comme à l’époque. Un courant d’air frais.

Il m’a emmené dans des communautés que je n’aurais jamais cherché à connaître. Il m’a fait lire la vie de personnes très différentes de moi, qui sont clairement en dehors de ma bulle habituelle.

En écrivant ce texte, j’ai parfois eu l’impression de faire le portrait de Twitter. Violent, drôle, surprenant. Sur le chemin, j’ai recommencé à me connecter tous les jours. On s’ennuie tellement moins sur Twitter que sur Facebook ou Instagram.

Aujourd’hui je suis moins souvent surpris par Pied Bot, et je vais finir par l’unfollow. Mais il n’a pas besoin de moi pour continuer à vivre sa vie. Au moment où j’écris il a 153 followers, et il a retweeté plus de 19 000 fois.

Un jour, je lui coderai peut-être un petit frère avec le mot “main”, ce qui donnerait certainement encore plus de contenu anglophone. Il n’y a pas de jeux de mot, mais on ne peut pas tout avoir.

J’ai codé ce bot en une demi-heure, et écrire cet article m’aura pris des semaines. Je n’ai pas tiré tous les fils, il reste beaucoup de choses à creuser sur tous ces sujets, mais il faut savoir s’arrêter.

Je le savais déjà, mais ça se confirme : j’ai tendance à m’intéresser à tout et n’importe quoi, et à entrer dans des tunnels que je creuse moi-même. J’ai adoré ça.

Sur ce, je vais aller m’intéresser à autre chose.


1 Ludivine Demol est chercheuse en sciences humaines, et pour chercher des références bibliographiques il lui arrive de demander à des collègues sur Twitter. Jeter des bouteilles à la mer, à la longue, c’est frustrant, et pour améliorer ce process elle a pensé à un bot.

Un compte qui retweeterait tous les messages contenant le tag #RBSHS (pour recherche bibliographique en sciences humaines et sociales). Il suffirait ensuite à la personne qui cherche une référence d’ajouter le tag dans son message pour diffuser sa recherche largement.

C’est ce bot que j’ai codé pour elle, il est en ligne sous le nom RechBiblioSHS.

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2 Techniquement, c’est un projet pour débutant. Coder un bot Twitter est même un classique des initiations à l’informatique. Voici l’intégralité du code de Pied Bot.

#!/usr/bin/env ruby
require 'dotenv/load'
require 'twitter'

search_options = { result_type: "recent" }

client = Twitter::REST::Client.new do |config|
  config.consumer_key = ENV['CONSUMER_KEY']
  config.consumer_secret = ENV['CONSUMER_SECRET']
  config.access_token = ENV['ACCESS_TOKEN']
  config.access_secret = ENV['ACCESS_SECRET']
end

tweet_array = []
client.search("pied", search_options).each do |tweet|
  tweet_array << tweet
end

begin
  x = 0
  client.retweet(tweet_array[x])
rescue
  x += 1
  client.retweet(tweet_array[x])
end

Ce script se base sur la librairie officielle de Twitter pour Ruby, qui fourni la classe Twitter::REST::Client. La première partie correspond à la configuration du client, avec des credentials obtenus sur Twitter.

Le fonctionnement du bot est simplissime: il fait une recherche sur un terme précis (client.search), collecte les tweets obtenus et les retweete (client.retweet).

Ce script est lancé automatiquement toute les 15 minutes. Les doublons sont évités grâce à un fonctionnement de base de Twitter: un compte ne peut pas retweeter plusieurs fois le même tweet.

Tout ça pour ça.

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3 Oui, j’ai du temps à perdre. Je suis un freelance entre deux missions, ce texte est un délire issu d’un cerveau désoeuvré.

Quand on est un adulte productif et qu’on ne travaille pas, on est censé consacrer toute notre énergie à la recherche d’un emploi ou d’une mission. Une activité profondément frustrante. J’ai la chance d’évoluer dans un milieu professionnel (l’informatique) qui valorise les projets personnels, et je n’hésite pas à me lancer.

Je trouve ça très sain. Si tous les chômeurs consacraient une partie de leur temps à des petits projets ou à des assos, le monde serait meilleur.

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4 J’ai vu tout ça de près, et je l’ai raconté ici : Ma première émeute.

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Illustration de couverture: CreativeBloq: How to draw feet

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